Pour sortir de cette impasse, entrons courageusement dans l’Anthropocène ! ( Première partie).

Tunis, le 14 Janvier 2011

Par Tarak Ben Salah

Beaucoup d’entre nous ont été soulagés par la constitution du Gouvernement Fakhfakh en ce début de décennie. Monsieur Fakhfakh, choisi par un Président de la République qui jouissait d’une confortable légitimité populaire, a réussi à former un gouvernement assez cohérent et soucieux d’une transition écologique devenue impérieuse. La Tunisie disposait enfin d’une équipe composée de pôles ministériels homogènes et décidée à lutter contre une déprédation bien enracinée. Cette équipe s’était engagée à mener les réformes les plus perturbatrices et a priori les moins populaires et avait entamé l’administration du dossier des bénéficiaires de la gouvernance patrimoniale du pays durant l’ère Ben-Ali-Trabelsi-RCD. Ce Gouvernement avait mis pour la première fois en avant l’intelligence collective au cœur des modalités de la prise de ses décisions. Mais de nouveau, la mystérieuse logique du « pays aux occasions perdues » s’était mise en branle. Cette fois-ci, c’est un R. Ghannouchi, à la fois Président du parti Ennahda et Président de la Chambre de Représentation du peuple, qui s’était chargé ouvertement du massacre des espérances. Comme si le parti Ennahda souhaitait à tout prix forcer l’accomplissement de la prophétie de H. Bourguiba qui annonçait en 1976 à un journaliste du « Monde diplomatique » qu’après sa disparition « la Tunisie sombrerait dans le chaos ». La situation politique délétère que nous vivons a favorisé la résurrection du bourguibisme sur la scène politique. La référence au « combattant suprême » constituerait un instrument de légitimation des discours et prises de positions à la fois des islamistes et des « modernistes » mais aussi d’un instrument au service du statu quo des rapports de production. Les islamistes peuvent ainsi affirmer que les valeurs islamiques sont menacées dans notre pays et que leurs ennemis bouguibistes sont toujours là, à l’affût de la moindre de leurs fautes ou de leur discorde pour enclencher à nouveau le processus éradicateur. Pour les héritiers de Ben-Ali-Trabelsi-RCD, le déconfinement de Bourguiba leur permet de s’accrocher à une imposture idéologique, de raviver une querelle stérile entre modernistes et traditionalistes et de prétendre qu’ils sont les seuls à pouvoir empêcher le parti islamiste de transformer la Tunisie en fief des frères musulmans. Ces deux courants dévoilent en réalité leur incapacité à proposer une vision d’avenir pour notre pays.
Et, cette mise en scène s’est transformée en vulgaire nouba! Le concept-clé élaboré par la classe politique tunisienne de 2020 et de la fumeuse période de transition démocratique est désormais la notion de « ceinture politique »! Avatar de concept. Produit de la novelangue tounsia. Quand le pays disposait d’élites et de classes politiques dans les années 1920-1990 les concepts qui permettaient d’évaluer et d’organiser les rapports de force dans la société se déclinaient en « base sociale », « forces politiques » en « unions, alliances, coalitions, ententes, convergences politiques », « unité nationale », « unité populaire » ou encore en « programme pour l’Éducation nationale de l’UGTT » et « programme économique de l’UGTT ». Mais à force de médiocrité et d’indignité, les forces centrifuges ont pris le dessus et la mauvaise élite et la mauvaise classe politique ont pu ainsi chasser les bonnes élites et les meilleurs acteurs du changement.
Il est évident aujourd’hui que ni le « meilleur gouvernement depuis l’indépendance » ni le gouvernement de celui qui « ne croit pas aux grandes causes » ni les lauréats du prix Nobel de la méthode Coué et encore moins le quinquennat « bourguibiesque » n’ont réussi à sortir le pays de sa « 25ème heure »! Une decada perdida et ils s’acharnent malgré tout leur passif à tenter de poursuivre leur business.

Mais tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir !

« Il faut commencer par le commencement et le commencement de tout est le courage » nous rappelle Vladimir Jankélévitch dans « La Grande lessive ».

Le 25 juillet 2021, un acte de courage a , littéralement, annuler l’acte de lâcheté – désertion du Président Ben Ali – commis le 14 janvier 2011 ! La décision de siffler la fin de la nouba répond à la fois à une éthique de responsabilité et à une éthique de conviction. Elle porte en elle la potentialité de réparer les dégâts de l’ère du « combattant suprême » et de la tournure prise durant les deux décennies qui ont suivi le coup d’État de 1987. Coup d’État « médical » qui avait alors suscité une grande espérance pour la majorité des Tunisiens…
Pour sortir du cercle vicieux du massacre des espérances et des ambitions légitimes, nous pouvons, Tunisiens et Tunisiennes, jeunes et moins jeunes, décider de nous engager dans un projet émancipateur et générateur d’une immense énergie politique, celui de bâtir une Tunisie vertueuse adaptée aux défis et aux enjeux imposés par le Nouveau Régime Climatique et la nouvelle donne géopolitique en devenir.

L’entrée dans l’Anthropocène, une ambition responsable et un projet disruptif : Planifions ensemble cette entrée !

Pour W. Churchill, qui connaît bien le monde chinois, il ne faut jamais gaspiller une crise. En mandarin, faut-il le rappeler, la situation de crise signifie à la fois un danger et une opportunité. Nous traversons une période dangereuse et critique pour notre pays mais aussi pour l’ensemble de la planète. Nous pouvons transmuer cette situation en opportunité. Nous pouvons proclamer notre pays en état d’urgence politique et environnementale. Nous pouvons annoncer au monde que la Tunisie a la volonté d’entrer courageusement et intelligemment dans l’Anthropocène. Annonçons au monde que la Tunisie est déterminée à penser les transformations nécessaires à tous les niveaux et à préparer méthodiquement la réalisation progressive de ces transformations pour bâtir une économie qui réponde aux besoins et non plus aux désirs c’est-à-dire bâtir une économie de la nature et une économie du bien-être collectif adaptées à la lutte contre les causes des dérèglements dont souffrent notre société et notre planète. Annonçons au monde que nous sommes des Hommes capables d’auto-dépassement et que nous voulons entrer éveillés dans l’Âge de l’Homme !
L’entrée volontariste dans l’Anthropocène constitue une très grande ambition mais une ambition à la portée de tous les pays, puissants ou faibles, riches ou pauvres. Elle est même plus aisée pour les pays qui ont raté le décollage économique et qui ont beaucoup à construire et peu à adapter et transformer. Plus tôt nous planifierons ce projet, mieux nous préserverons nos ressources naturelles et humaines et plus nous réduirons les coûts humains, économiques et financiers de ce projet de toutes les façons inéluctables pour protéger notre Gaïa, ses habitants, son climat clément, sa biodiversité et ses grands équilibres naturels.
Ce projet d’entrée dans une vie belle et un vécu responsable participerait, encore aujourd’hui, de la pensée anticipatrice tel que définie par le savant et résistant français Edgar Morin en 1957 comme « une pensée contre les résistances et une pensée qui menace les pétrifications de l’esprit, les dogmes, les fétiches, les tabous, les systèmes clos, les absolus. La pensée anticipatrice rend à toutes choses humaines leur fluidité, leur relativité ».
Sans attendre, nous devons mener deux programmes parfois en parallèle et le plus souvent en procédures enchevêtrées et concomitantes pour briser les tabous et les absolus, déconstruire les dogmes et les systèmes clos et pour déjouer les résistances au changement. Le premier programme consiste en un règlement de compte avec nous-mêmes, notre passé et notre réalité immédiate. Une grande lessive entre adultes consentants est une condition préalable et nécessaire au succès du programme délibérément volontariste d’une grande transformation de nos structures politiques, économiques, sociales et surtout mentales et culturelles pour préparer et adapter notre pays aux défis multiformes imposés par une société internationale et une planète mouvantes et en bouleversements.

Préalables à l’entrée dans l’Anthropocène :

I- UNE GRANDE LESSIVE

1- Sortir de la bipolarisation politique

2- Sortir de l’imposture Bourguiba, sortir de «la chlaka» du combattant suprême!

3 – Sortir de la religiosité superstitieuse, de l’islam politique et de l’accablement religieux: Non! Les agneaux ne votent pas le jour de l’Aïd Al adha!

4- Sortir des liaisons dangereuses

5- Sortir de la fiction révolutionnaire, sortir de la révolution-éprouvette

1- Sortir de la bipolarisation politique :

La bipolarisation politique empoisonne la vie politique tunisienne depuis l’indépendance comme l’a rappelé récemment sur Kapitalis le journaliste Hélal Jalali. Elle a pris plusieurs facettes : Bourguibistes contre les « autres » d’abord; ensuite, dans les années 1970 à l’université, gauchistes contre islamistes, avec ses conséquences sur la qualité de l’éducation. Cette bipolarisation s’est ensuite enracinée sur la scène politique dans les années 1980 quand les anciens étudiants islamistes et gauchistes ont intégré le monde actif, avec ses conséquences sur les secteurs de l’éducation, de la santé et de celui des entreprises publiques. Ce jeu à pile ou face nous empêche de penser nos problèmes et d’imaginer des solutions structurantes et progressistes pour notre société. Ce face-à- face politique enferme notre société entre d’un côté, le choix d’une religiosité d’imbéciles appariée à une économie de marché, et de l’autre, le choix d’une occidentalisation individualiste, d’une économie de compradores, consumériste et nécessairement très inégalitaire. Ce jeu bipartisan est en train de se cristalliser et pourrait nous entraîner vers le modèle latino-américain des « Biancos » contre les « Colorados ». Cette configuration politique a figé les pays d’Amérique centrale et du Sud dans un cercle infernal de sous-développement et de soumission au capitalisme dirigé par l’oncle Sam et méthodiquement organisée et codifiée dans le cadre des récurrentes « Alliances pour le Progrès.

Au sortir de la Constituante de 2014, beaucoup avaient applaudi une bipolarisation émouvante et rassurante constituée par un couple jet setteur Ghannouchi-Béji Caïd Essebsi. Aujourd’hui, nous subissons le couple folamour Gannouchi-Moussi. Ce régime à deux protagonistes, fossoyeur des troisièmes voies, avait déjà été mis en place par Ben Ali dès son accession au pouvoir en adoptant l’exclusion et la répression. C’est cette stratégie que le Mouvement de l’unité populaire avait, alors, tenté de contrecarrer en essayant à la fois d’organiser un pôle politique social-démocrate et en travaillant à convaincre le pouvoir d’intégrer dans le jeu démocratique le parti de la Tendance Islamique non encore sous influence du Mouvement des Frères musulmans. L’objectif étant d’institutionnaliser le courant islamiste, comme l’avaient fait les Européens avec les partis et les syndicats ouvriers à la fin du XIXème siècle. Mais le régime du RCD ne voulait point instaurer la démocratie encore moins d’une potentielle alternance politique. Il avait choisi la politique d’exclusion et d’extrême répression qui avaient fini par jeter le MTI et d’autres opposants dans les bras des officines étrangères. Et, Ennahda entérina cet état de fait en 1996 dans sa déclaration de Londres dans laquelle ses dirigeants, désormais installés au « Londonistan », reconnaissaient leur implication directe dans l’attentat de Bab Souika après avoir longtemps crié à la manipulation et juré de leurs grands dieux leur innocence. Les dirigeants londoniens d’Ennahda développaient une « autocritique » en guise de clin d’œil au Monde libre et de gage de docilité pour la suite des événements.
Actuellement, cette volonté de polariser l’espace politique croit avancer masquée. En réalité, d’un côté, il y a au moins trois structures nahdaouites, Ennahda, Al Karama et les troupeaux de brebis et leurs pasteurs. De l’autre, les piètres structures copier-coller-importer du parti-entreprise Forza Italia, c’est-à-dire Nidaa Tounes,Tahia Tounes, Qalb Tounes et leurs inénarrables gauchistes de toutes les obédiences. Ces deux pôles se sont alliés aujourd’hui au sein d’« un gouvernement de salut national ». Le parti du Destour libre joue à mon avis le rôle de fixateur historique de la bipolarisation pour mieux étouffer l’émergence des courants porteurs de vraies alternatives, Echa’ab et Ettahalof démocratique et les autres forces politiques chassées par les lobbies divers qui agissent en Tunisie. Ce manichéisme est en train de nous enfermer dans une boucle maccarthyste rétroactive : le maccarthysme anti-islamiste et son pendant le maccarthisme anti-moderniste. La tentative de redressement national du 25 juillet n’a pas encore réussi à briser cette boucle et à faire évoluer cette situation par un débat ouvert à tous et par une discussion rationnelle à l’écoute de ses ennemis.

Les forces porteuses de projets progressistes doivent se rassembler et organiser une sortie méthodique de cette bipolarisation pour résorber la défiance et construire une société ouverte, consensuelle et de confiance. Nous sommes sommés de détricoter cette camisole. Sur le plan idéologique, cela nécessite une déconstruction méticuleuse de l’imposture du « combattant suprême » d’une part; et, d’autre part, un travail qui incombe à nos théologiens et philosophes progressistes et qui consiste à diffuser dans notre société un désenchantement maîtrisé et un islamisme libéral à l’image du catholicisme libéral, ce mouvement initié par le Français Lacordaire, religieux et homme politique du milieu du XIXème siècle. Nous devons comprendre la nécessité de réintroduire et de nous réapproprier les « Jardins de Lumières » dans notre culture collective pour nous émanciper des superstitions et des calculs d’épiciers de ces apprentis imams qui négocient le salut de nos âmes, semble-t-il directement avec Allah et Mohamed comme le pratiquaient les hommes de l’Église catholique avant l’enracinement du processus de sécularisation. Ces superstitions païennes ont été très largement rediffusées ces dernières décennies auprès d’une population incroyablement encore crédule et à la religiosité bien utilitariste!
Sur le plan géopolitique, pour échapper à la stérilité de la situation nous devons réévaluer la pertinence de notre « pensée diplomatique » et la concordance et la cohérence de nos relations internationales avec notre projet humaniste. En même temps, nous devons sortir de la fiction révolutionnaire et du régime politique que cette fiction a réussi à générer.

2- Sortir de l’imposture Bourguiba, sortir de «la chlaka» du combattant suprême!

Bourguiba a été indéniablement une personnalité politique douée d’un charisme exceptionnel, d’une intelligence aiguë et d’une détermination de fer. Ses larges connaissances en histoire politique et en littérature française lui ont donné d’être un grand homme politique, de type florentin, très doué pour la communication et les calculs politiciens. Sa connaissance du texte coranique lui a facilité la maîtrise de la redoutable technique du récit ou du « storytelling » comme l’on dit de nos jours. Mais, il souffrait d’un incommensurable égotisme qui l’a privé de sortir par la grande porte et de reposer en paix , au coeur de la Kasba, auprès de Farhat Hached.
La sculpture – imaginée par Zoubeïr Turki qui connaissait bien le bonhomme et le système- qui trône à l’entrée de Ksar Hellal, récapitule assez bien l’imposture de ce personnage Bourguiba. De loin, elle représente les masses qui soulèvent leur leader Bourguiba en guise de reconnaissance pour son combat pour l’indépendance et la dignité de notre pays. De plus près et en se focalisant sur les tensions musculaires des personnages, on s’aperçoit que Bourguiba piétine le peuple pour la seule gloire de l’auto-désigné « combattant suprême ». Bourguiba a été capable de conquérir le pouvoir mais n’a jamais su l’exercer dans l’intérêt général et dans la perspective longue du développement et de la transformation du pays. La situation actuelle de notre pays en constitue la preuve.
Beaucoup de comportements de Bourguiba indiquent qu’il disposait d’une immense faiblesse d’âme et souvent d’une grande mesquinerie. Il suffit de se remémorer le sort réservé au Bey déchu, à sa famille et à leurs biens. Il suffit de réécouter les conférences du Palmarium où il a utilisé le peuple comme un divan de psychanalyste ou encore certains de ses discours où il se livrait à d’interminables insultes à l’adresse de ses « ennemis » politiques et de leur familles. Certains de ses laudateurs aiment à raconter des anecdotes flatteuses pour le « combattant suprême » omettant les anecdotes les plus décisives pour cerner le personnage. Par exemple, celle qui rappelle comment, durant l’été 1973, il avait donné l’ordre aux forces de police de tondre les cheveux longs des jeunes hommes et de badigeonner à la peinture blanche les cuisses des jeunes filles et des femmes qui osaient porter la minijupe! Les islamistes l’imiteront une décennie plus tard en utilisant la scarification des cuisses qu’on ne saurait voir… Il est une image qui me hante depuis mon adolescence. L’accueil en 1975 de Valéry Giscard-d’Estaing à l’aéroport de l’Aouina! Avachi quasiment au niveau des genoux du longiligne Président Français, Bourguiba déclara en pleurnichant: « Aujourd’hui, c’est le couronnement de ma carrière »! En 1964, Ce même Bourguiba avait suscité le courroux de Giscard, alors ministre des finances, en décrétant unilatéralement la nationalisation des terres spoliées par la colonisation. Il passa outre l’agenda des négociations prévues ce qui coûta à l’économie tunisienne la substantielle aide française prévue dans les accords liés au traité d’indépendance, indépendance fondée sur le génie de « la politique des étapes »…

Et, pour construire une image d’homme moderne à usage externe, Bourguiba s’est approprié le code du statut personnel pour sa propre gloire. Or cette loi constitue l’affirmation juridique d’une évolution sociétale à l’œuvre dès les années 1920 et incarnée par Tahar Haddad et ses compagnons. Pourtant le CSP, œuvre collective, est devenu œuvre personnelle de Bourguiba. Un homme d’État visionnaire sait que ce qu’un homme politique peut prescrire un autre peut le défaire! La guéguerre d’aujourd’hui tourne autour de ce « symbole » de modernité considéré comme une atteinte au texte coranique par les tenants de l’islam politique. Un grand homme d’État, visionnaire aurait cherchait une légitimation irréfragable pour instituer un changement législatif de cette ampleur. Il aurait inscrit ce projet dans une trajectoire sociétale et mis en avant la réalité que cette trajectoire était déjà-là en germination. Il aurait consciencieusement montré que ce CSP ne dérive pas d’un modèle sociétal occidental mais une innovation puisée dans nos traditions progressistes qui constituaient déjà les règles effectives d’organisation de la famille dans certaines contrées musulmanes. Cette procédure de légitimation aurait donné une tout autre allure à l’acceptation et l’appropriation de ce CSP par l’ensemble de la société. Imposer un processus de sécularisation du dehors est une chose, faire émerger de nos textes et de nos traditions une orientation endogène vers « makassed » l’islam en est une toute autre. Or, l’innovation essentielle apportée par le CSP concerne le mariage et la polygynie. Cette innovation était déjà une tradition à Kairouan : le mariage kairouanais ! Bourguiba a instrumentalisé la question de la femme. Il a fait de la femme et du code du statut personnel un outil de pouvoir et de légitimation fallacieux et pervers pour l’évolution de la société. Un Homme d’État réformateur aurait fait de la « politique de la femme » un levier pour transformer la société dans son ensemble. Cela aurait, à titre d’exemple, épargné à d’innombrables Tunisiennes l’obscène pratique de la rectification virginale. Cette faute politique et cette instrumentalisation ont été réitérées par le Président Caïd Essebsi qui lui aussi a voulu inscrire son nom dans « la grande histoire » avec le projet de loi sur l’héritage. Ce projet a ravivé l’atmosphère délétère dans notre pays et renforcer la bipolarisation politique. Encore une tentative de sécularisation exogène instillée par ce que la sociologie américaine appelle « les faiseurs de revendications ». Or, une réforme sur les règles de l’héritage aurait suscité l’adhésion d’une grande partie de nos concitoyens si elle avait tenu compte du monde vécu social des Tunisiens et Tunisiennes. En effet, les relations intrafamiliales ayant significativement évolué, un nombre de plus en plus important de familles tunisiennes pratique déjà le partage égalitaire du produit de l’héritage familial. Cette pratique aurait pu être encouragée par des dispositifs fiscaux évolutionnaires. La sécularisation des règles musulmanes de l’héritage irait ainsi au rythme des mutations de notre société sans créer de clivages mortifères.
Par ailleurs, Bourguiba a commis des fautes politiques impardonnables qui nécessitent un profond travail de recherches, d’analyse et de publicité: L’inutile mais tragique « guerre de Bizerte », l’assassinat de Salah Ben Youssef et l’octroi d’une décoration à ses assassins, la prématurée et très controversée déclaration d’Ariha, la nationalisation des terres des colons hors agenda entériné par les Gouvernements tunisiens et français, la gestion et la compromission de l’État tunisien dans l’affaire Lehman (du nom du seigneur de guerre Maurice Lehman), la perfide de la tactique de généralisation des coopératives ou encore l’accord de Djerba, sans oublier la souillure de la Constitution avec l’introduction de la présidence à vie, le massacre du 26 janvier 1978 et la répression armée de « la révolte du pain ». La Tunisie vit encore sous les réverbérations de ces décisions-pour-sa-propre-gloire qui relèveraient de faits de forfaitures.
L’action politique responsable, le sens de l’État et de l’intérêt général nécessitent la mise en avant de la vertu et de la générosité. Farhat Hached était vertueux et exceptionnellement généreux tout à l’opposé de Habib Bourguiba. C’est pourquoi nous pouvons affirmer qu’il y a dans la Tunisie d’aujourd’hui deux grandes écoles en politique, l’école bourguibienne, celle qui domine la scène politique depuis l’indépendance et l’école hachédienne qui tente d’exister contre vents et marées, contre assassinats et impostures, mensonges convenus et falsifications. C’est cette seconde école qui doit se donner les moyens de s’imposer et de conquérir les esprits, les institutions, les corps intermédiaires et notre société. La décision du 25 juillet 2021 concorde avec l’esprit hachédien. La minorité politique qui porte en elle le message de Farhat Hached se doit de conquérir le pouvoir et de diriger le pays. C’est seulement dans ces conditions que la Tunisie pourra éviter le sort de Haïti ou celui de Porto Rico, cet encore « État libre associé », statut que Bourguiba, et pas seulement, aurait souvent caressé pour « son » pays !
Il serait toutefois inconcevable de blâmer Bourguiba seul. Ses compagnons, son entourage et ses collaborateurs ont aussi participé, certains activement et d’autres passivement à la dérive et finalement au naufrage du personnage. Les critiques les plus sévères doivent s’adresser aux personnalités qui comptaient dans les différents Gouvernements sous la présidence de Bourguiba. J’ai posé la même question à quatre d’entre eux, Ahmed Ben Salah, Ahmed Mestiri, Mohamed Mzali et plus récemment en 2018 à Chadli Klibi : « Comment avez-vous accepter de travailler sous les ordres de Bourguiba après l’assassinat de Salah Ben Youssef, commandité par Bourguiba ? ». Tous ont eu la même réponse ! Salah Ben Youssef planifiait l’assassinat de Bourguiba. Leur non réaction constitue un acte de soumission à Bourguiba et un blanc-seing pour la suite des événements en Tunisie… Cette attitude est injustifiable aussi bien sur le plan moral que politique. L’acte infâme de Bourguiba est d’autant plus impardonnable qu’il émanait du Président d’un pays souverain qui disposait d’un réseau diplomatique et consulaire, d’un service de renseignement et de police liés par des accords internationaux à Interpol. La neutralisation de « l’accusé » aurait pu et dû se faire par les voies légales. Le choix de l’assassinat politique prouve que l’accusation contre Ben Youssef était une cabale destinée à justifier l’élimination d’un concurrent, défini comme ennemi. Habib Bourguiba ira jusqu’à déshonorer l’État, la République et le peuple tunisiens en décorant les assassins de Salah Ben Youssef. Les traitements infligés à Ben Salah et Mzali, pour ne citer qu’eux, confirment à mon sens la nature fourbe de Bourguiba, un homme dépourvu de tout scrupule qui a achevé son « beylicat » au « palais du Roi gaga », pour reprendre le titre d’une enquête de François Soudan publiée en 1986 sur les colonnes de « Jeune Afrique ».
Notre histoire officielle récente se résume, de nouveau, aux seuls « exploits du combattant suprême ». Elle tient dans « la chaussure » de Bourguiba. Bourguiba a été, comme le Caligula de Camus, poussé au bout de sa logique, notamment par les chercheurs de la « chlaka » perdue dans le désert libyen ! Il a déchiqueté la Constitution de 1959, a éliminé toutes les femmes et hommes politiques capables de construire le pays et empêché l’émergence de futurs dirigeants laissant la voie libre aux profiteurs, aux rentiers et aux prévaricateurs. Il a massacré les espoirs des Tunisiens par sa mégalomanie, l’institutionnalisation de sa propre gloire et de son auto-élision matérialisées entre autres dans l’érection du mausolée de « Al Bourguiba » à Monastir, encore financé sur fonds publics.
De ce fait, la Tunisie est toujours enfermée, par le verbiage idéologique, par la manipulation médiatique et le mensonge institué, dans le labyrinthe de la colonisabilité, lucidement explicité par Malek Bennabi. Or, comme nous l’enseigne le philosophe espagnole Georges Santayana « ceux qui ne gardent pas le passé en mémoire sont condamnés à le répéter ». Il est impératif de sortir de cette imposture et de ce miroir déformant qui nous empêche de voir clairement et objectivement notre réalité.
La tâche principale des dirigeants et des élites qui sont convaincus de la nécessité d’engager le pays sur une voie autre que celle des renoncements et de la servitude doivent penser et mettre en place un ensemble de programmes de recherches en histoire et plus généralement en sciences humaines pour « décoloniser » et « débourguifier » notre mémoire.
Nous pouvons imaginer et mettre en œuvre différents programmes de recherches scientifiques pour restituer au peuple Tunisien son histoire récente et lointaine telle qu’elle est, telle qu’elle a été. Ces productions scientifiques permettront aux Tunisiens de se repenser pour mieux penser et bâtir leur avenir.
On pourrait attribuer à chacun de ces plans et de ces programmes le nom d’une personnalité historique occultée ou défigurée par les mensonges ce qui participera à notre travail de mémoire et à la régénération du cordon ombilical qui doit relier les générations de militants, de patriotes historiques aux nouvelles générations appelées à renouveler l’effort de construction d’une nation humble et fière, responsable et développée, une nation de citoyens de l’anthropocène. Je pense d’emblée à un « programme B’chira Ben Mrad ». N’a-t-elle pas déclaré : « ce jour de l’indépendance, c’était le jour où j’ai été définitivement emmurée vivante » ! Pourquoi et au profit de qui ce crime contre une militante de la lutte pour l’indépendance et contre la mémoire nationale avait-il été commis ?…
D’autres programmes Slimane Ben Slimane, Hédi Chaker, Habib Thameur ou encore Mathilde-Moufida Lorrain-Bourguiba pourraient également nous permettre de nous repenser et de sortir de l’imposture bourguibienne qui massacre les valeurs et autorise la diffusion de l’opportunisme, de la prévarication et de la cupidité qui ont atteint des sommets d’indignité durant la crise sanitaire. L’état d’esprit actuel de beaucoup de Tunisiens et Tunisiennes consolide les penchants aux renoncements et notre état de colonisabilité.
Ces différents programmes de recherches scientifiques devront accaparer l’énergie de nos universitaires-chercheurs pour des années pour disloquer la propagande et la chape de mensonges instituée par l’historiographie officielle. Nous pouvons tous relever que le monde politico-médiatique a déjà oublié les misères causées par la colonisation, par Habib Bourguiba, Wassila Ben Amar et Saïda Sassi. Cette dernière ayant passé le relais aux Ben Ali-Trabelsi, pour ne citer que les têtes d’affiches. Mais, personne n’omet de rappeler « l’affaire de la collectivisation ». Qui n’a jamais eu lieu. Il y a eu généralisation des coopératives mais en aucun cas collectivisation, c’est-à-dire expropriation ! Les expropriations ont été l’œuvre de ceux qui avaient acheté à vil prix les biens des crédules et des paniqués par les rumeurs savamment distillées. Le mensonge convenu autour de l’expérience de développement menée dans les années soixante constitue clairement un élément d’une stratégie qui voudrait nous empêcher d’explorer à nouveau cette voie de développement planifié et auto-centré. Une voie cruciale pour entrer dans l’Anthropocène.
Il nous faudra en particulier sortir du matraquage autour de « la catastrophe » générée par l’expérience de transformation de notre pays durant les années 1960 et comprendre l’objectif perfide de la généralisation des coopératives décidée par Bourguiba. Ce matraquage systématique est consciencieusement organisé (les « éléments de langage » formatés et tirés en salves à partir des batteries anti-patriotes omniprésentes en disent long sur cette stratégie) par des lobbies tuniso-étrangers pour que les Tunisiens ne retrouvent pas la voie du développement et ne tirent pas les vrais enseignements de cette période. Ce travail de rétablissement de la vérité est d’autant plus impérieux que l’entrée dans l’Anthropocène nécessite la planification, l’affirmation d’ un Etat entrepreneur, le développement régional équilibré et la déconcentration de certaines zones urbaines, l’institution de grands services publics et le développement d’entreprises, de banques et d’assurances publiques et semi-publiques compétitives et à la gestion irréprochable. L’entrée dans le nouvel Age de l’Homme exige la diffusion de l’esprit de coopération et de mutualisation. La réactualisation de cette expérience de développement constitue une boussole qui nous indiquera les chemins à suivre et les erreurs à éviter et met à notre disposition un ensemble d’instruments et d’institutions pour développer notre pays et notre société. Il est possible d’ors et déjà d’évaluer objectivement la décennie et les réalisations dans tous les secteurs en partant des « Rétrospectives décennales » publiées en 1972 par le ministère de l’économie du Gouvernement dirigé alors par Hédi Nouira. « Rétrospectives » qui évaluent la décennie 60 et reconnaissent que c’est durant cette période que les bases d’une économie viable ont été mises en place.
L’entrée dans l’Anthropocène a aussi besoin d’un terreau adapté et accueillant : une transformation des mentalités propice à la diffusion de la rationalité et de la sobriété au sein de la population. La primauté de la raison est un impératif pour la compréhension et l’intériorisation du fonctionnement de la Nature ; elle l’est aussi pour la mise en œuvre d’un modèle économique de production physiocratique, de distribution et de consommation qui soit en symbiose avec notre écosystème. La sortie de la religiosité superstitieuse devient un passage obligé et l’élaboration d’un programme théologico-politique et culturel à cet effet constitue une cause nationale et régionale.

( à suivre )

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